Bienvenue au pays des débrouillards

Bienvenue au pays des débrouillards
© Mboattitudes.mondoblog.org : Fabrice NOUANGA     mercredi 22 juin 2016 03:02     1476

Hier, aux environs de 19h30, alors que je prenais une bière en compagnie d’une amie dans une buvette vers Bastos, à Yaoundé, se présentèrent deux jeunes hommes, visiblement épuisés. Avec de lourdes charges sur la tête, ils nous proposaient en fait des CDs de leur musique, qu’ils vendaient. Il me semble qu’ils venaient de faire de longues heures de marche, sans pour autant avoir vendu grand-chose. Cela se lisait sur leur visage et se devinait à leur attitude.

L’un d’eux s’évertua longuement à nous expliquer le contenu des CDs ; mais avant même qu’il n’eut même fini son propos, l’amie avec qui j’étais, le repoussa violemment avec des paroles très méprisantes, estimant qu’il nous embêtait avec son verbiage. Le deuxième jeune homme voulut insister, mais la jeune dame se leva, furieuse, et les repoussa des deux mains, jetant ainsi au sol les CDs qu’elle piétina. Pour elle, ils étaient piratés. Le geste me scandalisa.

Je me levais, furieux à mon tour vis à vis de mon amie, je dis alors à cette jeune dame qu’elle avait peut-être la chance d’avoir aujourd’hui un bon boulot de magistrate et qu’elle avait les moyens de boire du bon whisky, manger de la bonne bouffe et rouler dans une grosse voiture, mais que tous les autres n’ont pas ces grâces.

Comme elle donc, beaucoup d’autres Camerounais sont tellement méprisants à l’égard de ces jeunes gens, qui, au quotidien, arpentent les rues des quartiers et des villes pour chercher de quoi survivre. Eux, ce sont les DÉBROUILLARDS dont la vie se résume à se battre pour survivre ; oui, à se battre à la sueur de leur front pour espérer avoir un bout de pain pour la journée. Tous ces jeunes lésés, sont ceux qu’on appelle chez nous « la génération sacrifiée ». Des millions d’entre eux n’ont pas de travail et beaucoup d’autres ne trouvent malheureusement pas d’emploi décent. Quelle autre alternative pour eux donc, si ce n’est la débrouillardise ?

Les débrouillards font tout ce qu’ils voient

Ils sont là dans toutes les villes du Cameroun. Ils font un peu de tout. Ils sont cireurs de chaussures, porteurs de colis, pousseurs, brouetteurs. Ils sont marchands ambulants de fruits, de médicaments (souvent contrefaits), de cigarettes, de cartes ou de puces téléphoniques, d’eau fraîche, de CD et DVD, de livres, de pain, de tapis de prière, de cahiers, de petits pois, de casquettes, de dattes, de tee-shirts, de ginseng, de cartes du Cameroun, de posters, d’antennes, de stylos, de parfums, du maïs, d’arachides, de kola, de bitakola, de pommes, d’oranges, de banane, de nourriture, d’agendas, de jeux, de cartes à jouer, de drapeaux … Et que sais-je encore ? Ils sont laveurs de pare-brise ou de voiture, marchands de sables en pirogue, fabricants de cocottes, casseurs de cailloux… Ils sont call-boxeurs, sauvetteurs, bend-skineurs… Et j’en oublie. Une seule étiquette : « débrouillards » ! Oui, ils font tout ce qu’ils voient.

Ils passent toute leur vie dans la rue

Presque tous passent ainsi des journées et des nuits entières dans la rue, à marcher, à marchander, à crier, sous le froid, le soleil, les intempéries de toutes sortes… Ils sont debout aux premières heures, et rentrent tardivement le soir, exténués par de longues marches. Très souvent, ils sont violentés, insultés, humiliés, rackettés ou spoliés. Mais ils persistent, ils résistent. Ils n’ont pas le choix. La vie est si dure et c’est bien le seul moyen d’avoir espoir pour manger, s’habiller, payer leurs charges… Du coup, il faut donc se sacrifier. Évidemment, ce n’est toujours pas si facile. Mais, confiants en leurs «métiers» qui ne réclament ni une technicité extraordinaire, ni un équipement coûteux, ils caressent tous le rêve de devenir de «grands» eux aussi un jour. Alors ils résistent, ils persévèrent.

Pour moi, ce sont de vrais champions. Et je leur tire un vibrant coup de chapeau. Certes, les gens ont beau les mépriser, les sous-estimer, mais je sais fort intérieurement qu’ils sont utiles et même indispensables. Ils nous aident tous, d’une manière ou d’une autre.

A vrai dire, au Cameroun, qui n’a donc jamais acheté dans la rue ? Qui n’a donc jamais appelé dans un call-box ? Qui n’a jamais emprunté une moto ? Qui n’a jamais mangé dans un « tourne dos» ou tout autre restau dans la rue ? Evidemment, tous nous y sommes certainement passés, à un moment ou à un autre. Mais, pourquoi donc autant de mépris et de condescendance à l’égard de ces vaillants battants ? Pour ces débrouillards, trottoirs et chaussées sont leurs lieux de prédilection et d’exposition. C’est bien là le creuset de toutes ces ressources humaines. Chacun d’eux y a trouvé une place et y a construit son « business ». Ici la place vaut de l’or.

Pour beaucoup, la débrouillardise est la seule manière de survivre dans une société bousculée par tant d’inégalités et d’injustices, une société à deux vitesses où les riches sont de plus en plus riches, et les pauvres de plus en plus misérables.

Les DEBROUILLARDS ne subissent donc qu’indifférence et mépris

Et oui, curieusement, tous ces jeunes, souvent venus des classes les plus pauvres et défavorisées ne bénéficient d’aucune protection sociale. Aucune. Ils vivent dans l’indifférence générale des autorités et des populations et parfois même dans une exploitation organisée. Beaucoup d’ailleurs ne travaillent même pas toujours pour leur propre compte hein. Du coup, les pauvres débrouillards n’ont malheureusement plus des aspirations personnelles. Conséquence:  ils ont cessé de rêver.

Ils veulent pourtant s’épanouir eux aussi, décider de leur vie et être impliqués dans son orientation, mais ne le peuvent pas. Dommage.

Ils cherchent indéfiniment à découvrir d’autres horizons, à donner un sens à leur vie, mais n’y parviennent pas. Car la plus grande partie de ce qu’ils gagnent doit aider au budget quotidien de leurs familles, souvent trop nombreuses et pauperisées. Avec les miettes qu’ils gagnent, ils doivent ainsi s’occuper de la nourriture, du loyer, des factures, de la scolarisation des enfants, frères et sœurs…

Véritablement, rien n’est donc destiné à l’épargne. Rien du tout. On vit au jour le jour. Toute une une vie à se chercher.

Peut-on donc continuer à regarder comme des ratés, ces gens qui sont pourtant si indispensables au quotidien et entretiennent plus que convenablement des familles entières au jour le jour et payent la plus grande partie des taxes communales et des impôts ? Que non voyons !

Les débrouillards ne sont pas des ratés, ils méritent aussi de la considération

Arrêtons donc un peu de les mépriser, de les insulter, de les humilier, ces pauvres débrouillards. Arrêtons de considérer leurs « métiers » comme nuls ! Oui, acceptons que nos grands « boulots » ont eux aussi leurs servitudes. Sont-ils d’ailleurs plus valeureux que ces métiers de la débrouille ?

Et puis même, si ce n’est qu’une affaire de diplômes, il y a également parmi ces débrouillards des diplômés, de très grands d’ailleurs. Beaucoup d’entre eux ont pourtant eux aussi fait de longues études. Mais le chômage ambiant, et la corruption galopante a fait qu’ils se retrouvent là à se battre.

Et puis même, quelle est donc cette société où tout le monde devrait être ministre, savant, médecin, prof, journaliste, avocat, magistrat, commissaire, commandant, ingénieur…

Qui n’a donc pas de débrouillard dans sa famille dis donc ? Qu’il lève tout de suite le doigt ! Ces gens font partie de notre monde. Ils sont nos frères, nos soeurs, nos amis, et même nos parents. Ils sont nous mêmes.Il est donc grand temps d’arrêter la stigmatisation et surtout le complexe de supériorité que nous manifestons à leur égard !

    Les DÉBROUILLARDS ont eux aussi des droits ! Donnons-leur de la valeur ! Ils n’ont pas choisi de faire ce qu’ils font et de naître ainsi !!!

Une fois mon propos terminé, la jeune dame, toute confuse remonta dans sa voiture sans même s’excuser hein, et fila en vitesse, non sans m’avoir rappelé que je ne faisais plus partie de ses amis. Et puis quoi dis donc !
Je me suis alors courbé, et j’ai ramassé les CDs éparpillés des jeunes hommes attristés. Je pris sur moi de payer ceux qu’elle avait abîmés et pour les encourager, j’achetais en plus 10 de leurs CDs à 2500fcfa. CDs que j’ai offert à quelques amis ce matin. Eh oui, les débrouillards ne sont pas des ratés ! Nous leur devons respect et considération !
Mais avant de partir, les deux jeunes gens me confièrent alors que c’était le premier vrai billet d’argent qu’ils touchaient, depuis 6h du matin qu’ils marchaient dans les rues de Yaoundé ! Triste !


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